Lettre à Bonjean du Bastidon


           

Lourmarin, du bastidon : « Lou Pénéqué »

vendredi 17 /9/1948

Cher Bonjean,

Séfrioui est arrivé hier après-midi. Son apparition m’a donné des remords. Aussi ce matin, je vous écris. Ce n’est pas au château, mais au Bastidon que je le fais.

Or Le Bastidon est aux anges, ce matin, parcequ’il boit une tiède lumière, que le ciel calme accueille quelques lents nuages, que la terre sent bon, et que Madeleine, sur la terrasse, trie et écosse nos amandes.

Ce spectacle est bien fait pour ravir les yeux, et le bastidon a un oeil, un gros oeil de boeuf en façade, qui justement tombe sur la terrasse où cette dame, un mouchoir noir sur la tête, nettoie l’amande et la met dans le sac. Car c’est le temps, de la récolte et nos huit amandiers ont bien donné. Les oliviers hélas ! qui ont repris avec vigueur, ne portent que de rares olives : l’année est mauvaise à cause du gel. Ces rares fruits iront dans un bocal où sel et fenouil les transformeront en une délicieuse nourriture.

Ainsi vivons-nous au grand air. Nous avons émigré du château dans cette coquille, il y a un peu plus d’une quinzaine. Et on ne peut plus nous en tirer. Songez que nous logeons dans un temple grec, sur des terrasses d’oliviers, que le thym dispute le sol à la lavande, et que des chênes nous font de l’ombre, que nous déjeunons et dînons sous les arbres, et que notre terrain donne, au Nord sur quinze lieues du lubéron, à l’ouest sur la Durance, les Alpilles lointaines et même par temps clair sur le plateau bleuâtre qui domine Beaucaire.

Sur nous s’étend une vaste pinède et un long plateau à lavande. Après nous, il n’y a personne sur cette grosse colline, jusqu’à Cadenet. Nous touchons aux racines de la terre. L’eau nous arrive, fraîche est bonne. « Un cumulus » électrique la chauffe. Nous avons le gaz Butane, fourneau électrique douche froide ou bouillante, et toutes les commodités les plus modernes. La cuisine est un coquillage où tout luit, minuscule laboratoire dans lequel nous avons casé tout un univers de pots, de bouteilles d’assiettes, de casseroles, rangé harmonieusement...

Des paniers pendent du plafond, des chaînes d’ail ornent les murs. Tous les matins monte une femme qui fait les gros travaux. Le "grand salon" (ainsi, l’appellent les maçons) est tout meublé anciens et d’un divan doux où nous essayons de dormir, de rêver, de faire la sieste ‹, mais c’est si beau qu’on dort les yeux ouverts.

Des dessins et des vieux portaits d’aïeules vénérables ornent les murs. J’ai un bureau avec autant de petits tiroirs qu’en peut désirer un fanatique du classement : le rêve de ma vie. Au premier les deux pièces mansardées, finies, mais non meublées encore, nous servent provisoirement de débarras.

Elles sont extrêmement agréables, et je transporterai ma table de travail dans la plus petite dés que je le pourrai l’an prochain sans doute. Les murs sont peints à peu prés du même rose que nos piéces du bas de Rabat. Les volets verts. De gros rideaux rayés jaunes et blancs et sur le divan une énorme couverture piquée comme en avaient nos vieilles grands-mères provençales.

Donc un ermitage douillet. Mais où l’ermite est assailli de visites innombrables. C’est une ruée qui parfois m’irrite. Car je ne fais, n’ai fait et ne ferai rien cette année. Le Bastidon m’a accaparé : j’y ai planté des clous et ciré des meubles ; au château, travail impossible : visites foules harangues. Invité dix jours au festival d’Aix je me suis délecté à entendre Mozart, puis ai passé 6 jours prés de Ste Maxime, chez Joseph Peyré.

En somme dispersion, plaisirs invitations repas merveilleux, tâches manuelles et pas ça donné au roman.

Il dort à deux pas de Vaugines, village adorable où pourtant il devrait pomper la vie, car c’est là qu’il se déroule. J’en suis désolé pour lui et pour moi et pour ma bourse, Charlot amrouche de nouveau prenant les plus fines tangentes, devant l’échéance de l’an 47-48. On ne réimprime plus. On lanterne. Il va falloir de nouveau tirer le canon.

Je me console par l’approche de Malicoix qui vient en octobre, et de Sylvius, des pages marocaines achevées, celles-ci, mais dont aucun signe ne vient. Drôles de gens décidéments les éditeurs.

Nous comptons quitter hélas ! ce jardin d’Hyacinthe béni,le 30 septembre et passer un mois à Paris pour lancer ces 3 livres. De retour ici au début de novembre, je ferai une conférence au casino d’Aix et exposerai en grand : le Mas, illustré par Jacquemin, pages marocaines, Malicroix chez Flammarion à Marseille.

Après quoi, je m’embarquerai, le 13, pour être le 16 à Casa. Tout ceci naturellement en tenant compte d’Allah dont les volontés sont de plus en plus impénétrables.

Ce qu’on en peut dire de mieux, c’est qu’elles ne paraissent pas réjouissantes. Si l’on en juge par la succession de sottises odieuses, par l’incivisme, par la lâcheté, par la stupidité monumentale des gens qui croient nous gouverner et qui nous conduisent au désastre.Je ne vous cache pas que je suis inquiet.

Tout va plus mal qu'on ne se l’imagine, même quand on a beaucoup d’imagination. Le gaspillage est éhonté, l’incapacité générale, la veulerie aussi ; la fainéantise règne ; et tout le monde attend le miracle, sans rien faire pour qu’il arrive et encore un miracle paisible, confortable, rentable, rassurant, molletonné, un miracle aux cailles rôties... Il n’y a que des bouches bées.

Le prix de la vie a doublé depuis l’année dernière, et il monte encore. Les spéculateurs imbéciles confectionnent une scie d’or pour couper la branche où ils sont assis et se gavent. Plus personne ne veut payer, et on ne paye personne. L’impôt a dévoré l’impôt : on en est à ronger les os de la fiscalité. je ne vois aucun signe de salut.

En attendant, nous avons eu Churchill et de Gaulle, à Lourmarin. Churchill venu pour peindre. Il lui faut pour cela un paravent, un fauteuil, une table à whisky, un chapeau de cow-boy, deux valets de pied, « deux Scotland Yard » deux secrétaires et un vieux confident, professeur à Oxford. Il a peint le Château et s’en est allé.

J’ai raté de Gaulle à la mairie. Comme souvent, je suis arrivé en retard d’une heure. Il se déplace en grand arroi, avec police, maréchaussée, camions sonores suite, radio, tout le bazar. les français n’ont plus que lui ou Staline. Du moins est-il Français. Mais assez parlé de politique ! ... Et reine Iza, pas vue, cette Reine. Et vos opuscules Tourisme, en aurai-je, j’y tiens.

Écrivez-nous, quoique nous soyons paresseux à vous écrire. Mais aujourd’hui la lettre est longue, détaillée, parfumée au pebro d’aï. Que voulez-vous de plus ?..

Ah ! que n’êtes-vous ici, à camper dans le bastidon ! Touria serait folle de joie. Nous vous embrassons tous les deux.

H et M,